La psychiatrie de secteur est un combat, pour le patient, son inscription dans la ville, les relations avec les riverains. Le Dr Patrick Chaltiel raconte.
Je me présente souvent d’une façon un peu humoristique, qui est la suivante : dans les salons, quand on dit qu’on est psychiatre, on vous demande « est-ce que vous êtes psychiatre psychanalyste ou psychiatre comportementaliste ? ». Ça veut dire en gros : « est-ce que vous êtes de droite ou de gauche ? ». Alors moi je réponds toujours : « je suis psychiatre optimiste ». C’est à la fois une plaisanterie, mais c’en est pas tant que ça, je pense que notre métier de psychiatrie publique, il implique avant tout deux qualités je pense : la loyauté, et l’optimisme. La loyauté c’est pour dire la vérité aux gens : dire des choses réelles, des choses vraies, ne pas les rouler dans la farine. Et l’optimisme, c’est ce qui permet aux gens d’entendre ces vérités, parce que ce sont des vérités qui sont souvent difficiles, et il faut que les gens soient soutenus et portés. Les maladies mentales sont des maladies décourageantes au long cours, des maladies au long cours, décourageantes, qui entraînent beaucoup de souffrance, de repli sur soi, et de sentiment de désespoir. Donc je pense que les équipes soignantes ont – dans la mission des équipes soignantes il y a « construire un optimisme de combat ». Pas un optimisme béat, béni-oui-oui, « tout va bien dans le meilleur des mondes » - non, tout ne va pas bien du tout, mais les psychiatres et les équipes ont besoin d’une utopie, d’un enthousiasme, et d’un optimisme. Si on ne construit pas ça, la psychiatrie s’enfonce souvent dans une espèce de déchéance, de désespoir tranquille, ou alors de perte d’objectif complète, où les gens font n’importe quoi.
Donc l’esprit d’équipe est pour moi essentiel à maintenir cette combativité. De toute façon, moi je pense que la psychiatrie de secteur ne peut être qu’un combat : elle ne peut reposer que sur une combativité particulière. Il y a une hostilité naturelle entre folie et société, il faut bien le reconnaître : les fous n’aiment pas toujours le fonctionnement social ou le champ social, et la société le leur rend bien – sous les deux formes qu’on connaît bien, c’est : l’abandon, l’exclusion, la relégation, ou la contrainte, la force, la violence. Alors quand on parle de la violence des malades mentaux, je pense qu’une grande partie de cette violence est une violence de rétorsion face à des exclusions sociales, à des stigmatisations, à des mises à l’écart, à des refus de dialogue – que ça soit du côté des malades ou du côté de leur entourage familial. Une partie, en tout cas, de la dangerosité réputée des malades mentaux est une réponse à des mécanismes sociaux violents d’exclusion, de maltraitance.
Alors, donc il faut être combatif. Il faut être combatif sur le terrain, et il faut être en interlocution permanente, et en dialogue. Moi je considère que dans ma mission de psychiatre de secteur, il y a un tiers du temps qui est à passer à l’extérieur de l’institution dans des dialogues avec différents interlocuteurs – que ce soit les élus locaux, les services de logement, les travailleurs sociaux de proximité, les circonscriptions sociales, les tuteurs et curateurs, l’AMDPH, et les médecins généralistes, à ne pas oublier parce que les médecins généralistes sont encore à distance de la psychiatrie. Il y a même, au niveau du CMS, centre municipal de santé, disait : « on ne sait pas travailler avec les généralistes ». Pourtant le CMS devrait être un peu le lieu de convergence des pratiques publiques et libérales. Mais il y a encore trop de distance entre généralistes et psychiatrie, et il faut réduire cet écart. Il y a énormément encore de méconnaissance et de mythologie autour des maladies mentales et de leurs traitements, et qu’il faut passer son temps, une partie de son temps, à déjouer ses méconnaissances.
Alors je vais commencer par vous raconter une petite histoire simplement : à 150 mètres de la clinique, ils ont ouvert une école maternelle et primaire. Et donc les enfants croisent régulièrement les malades du centre. Et levée de boucliers des parents, au bout d’un moment, c’est : « nos enfants sont exposés aux dangers de la folie, à proximité de leur école. Certains enfants ne veulent plus y aller, certains enfants sont terrorisés par les malades » etc. Les malades mentaux aiment bien les enfants en général. Non pas parce qu’ils sont pédophiles, mais parce que souvent, ils se raccrochent, je dirais, à l’enfance, comme une période où ils n’étaient pas encore malades ou…Donc il y a beaucoup de patients qui aiment bien faire la sortie de l’école. Les enfants rencontrent ces personnes, et les parents s’insurgent et s’inquiètent. Donc on dit : « on va faire une réunion de quartier ». Réunion de quartier à l’école Olympe de Gouges. Pas seulement avec les parents d’élèves, mais les gens du quartier, pour leur parler un peu de ce qui les inquiète. Quand on est dans le combat de la psychiatrie de secteur, il faut aller à la bataille. Il faut aller à la bataille avec des options stratégiques, avec un repérage des protagonistes – alors j’arrive dans la salle, je vois le groupe de parents, hostiles, je vois aussi qu’il y a d’autres gens, qui sont venus par curiosité, qui ont envie de savoir des choses, il n’y a pas que l’hostilité. Mais il y a une forte hostilité. Et j’essaye de repérer déjà quels sont les protagonistes de cette – alors je vois un petit bonhomme, une espèce de zébulon un peu fou qui a pris les devants et qui commence à hurler, à gueuler, à râler, sur un mode d’ailleurs très « limite ». Au bout d’un moment je vois le groupe de parents qui essayent de le contrôler parce qu’ils se disent : « celui-là, il est vraiment…on ne sait pas très bien de quel côté il est ». Je commence à leur parler en leur disant : « voilà, il y a combien d’enfants dans cette école ? ». Il y a 240 enfants. « Parmi ces 240 enfants, il y aura 3 ou 4 malades schizophrènes. Parmi vos enfants. Il y aura 3 ou 4 personnes atteintes de troubles de l’humeur sévères, qui auront des hospitalisations psychiatriques. Il y aura une dizaine de toxicomanes. Il y aura quelques anorexies mentales ». Alors, « ce qui m’ennuie », je leur dis, « c’est que je ne peux pas vous dire lesquels ». Donc je dis au zébulon : « ça peut être les vôtres ». Puis je me retourne vers l’adjoint au maire et je luis dis : « ou ça peut être les vôtres ». Et là, l’adjoint au maire a une réaction bizarre, de frayeur, il me dit : « non, non, non, les miens, ils ne sont pas dans cette école-là ». Donc éclat de rire général, bref, ça détend l’atmosphère – l’humour est un excellent outil de combat, donc quand les gens commencent à rire, ça va, on peut commencer à parler, l’hostilité baisse d’un cran. Et donc je leur dis : « donc il y aura une trentaine, une vingtaine, une trentaine de personnes, de vos enfants, qui vont avoir affaire à la psychiatrie. Est-ce que vous préférez qu’ils aillent en exil à l’asile de Ville-Evrard, ou est-ce que vous préférez qu’ils soient soignés à proximité de chez vous ? ». Alors, là le débat s’engage sur d’autres bases, et les gens commencent à s’intéresser à « qu’est-ce que c’est ? ». Après on commence à parler des fous. Alors il y a le zébulon qui dit : « mais en fait, vous, vous avez des oufs ou des gogols ? ». Deux catégories. Je dis : « non, non, c’est des oufs, mais vous savez, c’est difficile de quantifier la folie. La folie, c’est vraiment un phénomène humain général, on a tous des moments un peu fous ». Donc je passe en revue un peu les moments de folie qu’on peut avoir dans une existence, « et puis il y a des gens qui malheureusement sont touchés par des affections qui les rendent peut-être un peu plus fous que d’autres, mais pas tout le temps ». On introduit ce dialogue entre « folie » et « maladie mentale », quelle est la différence, qu’est-ce qui fait que finalement la frontière n’est pas aussi nette que ce que les gens voudraient penser.
Après, il n’y a plus de problème majeur avec l’école Olympe de Gouges. Donc vous voyez, il faut consacrer une soirée. Ça a des effets importants je pense – le secteur, la bataille du secteur se gagne quartier par quartier, voisinage par voisinage, famille par famille, immeuble par immeuble…Et donc, ce travail d’intégration et de pédagogie de l’intégration – de pédagogie aussi de déjouer la peur. Déjouer la peur, c’est un travail qui demande des efforts, mais qui est profondément rentable. C’est-à-dire – si vous allez à Trieste actuellement, la ville de Basaglia, vous pouvez voir que les malades mentaux sont très bien intégrés : c’est-à-dire, il n’y a plus de peur majeure concernant les malades mentaux. Ils sont sortis de l’asile, ils sont dans la ville, et les autorités, les élus locaux favorisent le non-recours à l’hospitalisation, et en particulier à la contrainte. Je vous rappelle que Bonnafé, un des fondateurs du secteur, disait : « la place du psychiatre n’est pas derrière ces murs mais sur la place publique ». Sur la place publique dans l’interlocution avec les citoyens, et au service de la cité. On sait maintenant que l’évolution des psychoses en particulier est plus favorable si le malade est maintenu dans la vie sociale que s’il est isolé, enfermé, et reclus.